Cibachrome, dernière photo avant la fin d’un monde

 

Julie Laporte réceptionne la dernière grande photo couleur que débite la développeuse RA4. (Lee Shulman/DR)

Argentique

Cibachrome, dernière photo avant la fin d’un monde

Malgré la mobilisation de Cadre en Seine, dernier laboratoire parisien à réaliser des tirages argentiques via ce procédé inventé en 1958, le vieillissement du matériel et de la chimie ont eu raison du Cibachrome. Lundi à Belleville, dans un boucan d’enfer, la machine a tiré sa dernière photo. 

par Clémentine Mercier - publié le 24 janvier 2023 à 6h44 - LIBÉRATION

Un dernier tirage et puis s’en va. Le moment est grave et joyeux à la fois : l’énorme machine grise, une Hoster Gmbh, qualité allemande, qui s’est éteinte définitivement lundi à Belleville, crache ses ultimes épreuves argentiques, les fameux «Ciba». Né en Suisse sur le site industriel de Marly près de Fribourg, le procédé Cibachrome – ou Ilfochrome –, a permis pendant soixante ans de réaliser des tirages à partir de diapositives couleur. Développé à l’origine pour l’armée, mis au point par la société Ciba (Chemische Industrie Basel) en 1958, et lancé par les trois sociétés Tellko, Ciba et Ilford, le Cibachrome a été produit jusqu’en 2013. C’est un support constitué d’une base en plastique et non en papier. Ce procédé à la chimie riche en sels d’argent a donné des images piquées, presque métalliques. Très apprécié pour le rendu stable de ses couleurs, pour ses tonalités qui claquent, ses dominantes de rouge, pour la pureté de son blanc et pour son excellente conservation, il a été adopté par les artistes et les musées. Nan Goldin, Bettina Rheims, Patrick Tosani, James Barnor, Yan Morvan l’ont utilisé…

«On a tellement bataillé pour garder ce procédé»

Depuis la fermeture en 2017 du labo mythique de Roland Dufau – l’un des derniers spécialistes du «Ciba» –, situé rue de Savoie dans le VIe arrondissement parisien, Julie Laporte, 32 ans, responsable du pôle argentique chez Cadre en Seine, faisait subsister ce procédé de tirage couleur dans le XIXe arrondissement. Après avoir racheté le matériel du tireur Choi en 2016, ce labo photo et atelier d’encadrement situé au sein du Carré Bisson, un espace dédié à la photographie, proposait encore ce service jusqu’à épuisement des stocks. Cheveux flottants face à la soufflerie de la machine qui fait un boucan d’enfer, la jeune tireuse, à la fois inquiète et exigeante, réceptionne la dernière grande photo couleur que débite la développeuse RA4, un peu fatiguée. «Je ne réalise pas trop, s’émeut-elle. C’est une journée comme une autre mais c’est surtout le dernier Ciba que je fais. Cela me trouble un peu. Mais, je me suis super énervée avec ce procédé, je me suis aussi arraché les cheveux. Les chimies périmées ne sont pas stables et la machine m’en a fait voir de toutes les couleurs. Dire qu’elle va partir à la poubelle… A la place, dans le labo, il y aura un canapé.»

Avant Noël, la vieille machine capricieuse a fait des siennes : elle a pris feu. «La grosse Bertha», comme l’appelle malicieusement Julie Laporte, rend l’âme. «Dire qu’elle a flambé à côté de toute cette chimie ! rapporte la tireuse. Il est temps de l’arrêter. La chimie est à bout…» D’ici peu, la machine sera démontée, certaines pièces récupérées, et la carcasse de ce parallélépipède de métal sera jetée à la benne. Si Cadre en Seine a pu perpétuer ce procédé jusqu’à aujourd’hui, c’est grâce à un stock de chimie et de papier conservés par un Russe qui avait fait des réserves après la fin de production. La guerre en Ukraine, la fin des relations commerciales avec la Russie et les difficultés rencontrées par ces produits chimiques sans références aux douanes ont eu raison du Cibachrome. La vétusté de la machine aussi. Formée en tant que «tireur filtreur» auprès du tireur Diamantino Quintas, puis avec Philippe Bonneau, Julie Laporte continuera à proposer des tirages argentiques classiques mais devra aussi réinventer son métier : «Il va y avoir un trou d’air après la fermeture de la machine.» «On a aimé perpétuer cette histoire car on trouve le Cibachrome magnifique. On a tellement bataillé pour garder ce procédé, même s’il n’était pas rentable, poursuit Aurélie Wacquant, coordinatrice chez Cadre en Seine. C’était un produit d’appel. On a alerté historiens d’art, musées, le ministère de la Culture… Rien n’y a fait.»

«Un moment un peu triste et historique»

Ces derniers temps, les photographes adeptes de cette technique sont venus à Belleville pour compléter et terminer leurs dernières séries «Ciba» : Stéphane Couturier, Patrick Poirier, Thomas Klotz ou Laure Tiberghien… Aujourd’hui, c’est le collectionneur Lee Shulman, la tête d’Anonymous Project, un fonds de plus d’un million de diapositives, qui a commandé un tirage. Depuis un an, il a fait tirer près de 50 images de sa collection en Cibachrome. «Si j’avais les moyens, je ferais tout en Cibachrome, explique le collectionneur. L’arrêt de la machine est un moment un peu triste et historique. Mais pour être honnête, la diapositive n’était pas vraiment censée être tirée. Elle est destinée à être projetée.» Après plusieurs tests et un savant dosage de couleur, le tirage brillant d’une diapositive d’Anonymous Project est aimanté sur un panneau métallique. Sur l’image, une Américaine à lunettes pose devant un Pin de Jeffrey dans le parc de Yosemite aux Etats-Unis. La photographie couleur rappelle un cliché d’Ansel Adams en noir et blanc, vraisemblablement au même endroit. Sauf qu’ici, le rose fuchsia du manteau de la dame claque. Lee Shulman a choisi de donner ce dernier tirage à Photo Elysée, le musée de la photographie de Lausanne. En Suisse donc, pays d’origine du procédé.

 

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